En attendant la parution de Rien ne fera venir le jour de Yoshihiro Tatsumi qui sortira le 23 août, nous vous proposons de lire en exclusivité la préface de l’ouvrage écrite par Jean-Louis Gauthey.
YOSHIHIRO TATSUMI
L’humanisme sans illusions
Yoshihiro Tatsumi s’est plusieurs fois exprimé sur la violence sociale qui nourrit ses histoires des décennies 1960 et 1970. La description qu’il donne de la vie urbaine dans le Japon de l’après-guerre peut passer aujourd’hui pour une forme de dramatisation propre au genre du gekiga (1)?, dont Tatsumi fut l’inventeur en 1959. En rejetant les codes du manga tels qu’ils avaient été érigés en dogme par son père spirituel, Osamu Tezuka, Tatsumi et les auteurs qui s’étaient agrégés à sa révolution esthétique (2) faisaient le choix du réalisme et de la crudité, d’une forme de brutalité aussi?; une démarche qui contenait en elle-même sa propre violence dans le monde si balisé et enfantin du manga des années 60? (3).
Pourtant, cette dramatisation reste très relative dès lors qu’on la replace dans le contexte de l’époque. L’élan économique dont bénéficie ce Japon en pleine recomposition laisse sur le bas-côté de la route une frange de la population pour laquelle l’existence ressemble à une forme de survie permanente. «?Lorsque j’ai commencé à dessiner ces histoires, le Japon connaissait une période de croissance extraordinaire. Il y avait la promesse d’un quotidien plus facile et plus prospère. Mais je ne voyais autour de moi que des gens ordinaires souffrant et travaillant sans répit pour un futur sans espoir.?» C’est ce que m’écrivait Yoshihiro Tatsumi en 2013, lorsque nous avons commencé à travailler à cette anthologie. Je l’ai questionné à plusieurs reprises sur la violence de ces histoires, qui restent pour moi parmi les plus marquantes que la bande dessinée mondiale ait jamais produites. «?Il y a dans cette sélection des histoires extrêmement choquantes. On y trouve même une scène au cours de laquelle un enfant commet un meurtre. Il y aura probablement des lecteurs qui regretteront la lecture de ce livre. Pour ma part, avec le recul, je suis surpris que des magazines à grands tirages les aient publiées il y a quarante ans. J’ai dessiné ces histoires dans la douleur, j’ai souffert à l’agonie pour les accoucher, le cœur perpétuellement à vif, obsédé par la volonté de porter le gekiga. C’était le prix à payer pour le faire rayonner. Je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui si je n’avais pas dessiné ces histoires ou si je n’étais pas passé par cette étape. Pour être honnête, il me serait impossible de créer de tels récits aujourd’hui.?»
De fait, ces histoires n’ont rien perdu de leur force. Le monde a beau avoir changé radicalement, transformé par la technologie, elles demeurent aussi choquantes — peut-être même plus choquantes — qu’elles l’étaient lors de leur première publication. Si je me réfère à mon premier contact avec l’œuvre de Tatsumi, vers l’âge de dix ans, je dirai que leur fureur et leur puissance les destinaient à être universelles et inaltérables. Je me souviens encore du choc véritable, presque physique, que j’avais ressenti en lisant Hiroshima?. Ce que Tatsumi me raconta ce jour-là pulvérisa les certitudes que j’avais commencé à me forger au sujet de la bande dessinée. Car derrière ce dessin qui privilégiait l’efficacité narrative, développant avec une économie de moyens des états psychologiques complexes et des atmosphères envahissantes, il y avait l’évidence que la bande dessinée cessait de me considérer comme un enfant.
La description d’un monde et de problématiques si éloignés de moi ne dissimulait pas ce que je soupçonnais déjà?: la société humaine n’avait rien de commun avec les fables aseptisées que me vendaient mes professeurs et mes parents, soucieux de me préserver de la réalité humaine par des mensonges. La lecture de ce livre me plongea dans une angoisse profonde, et je développai pour lui une attraction ambivalente qui me poussa à le cacher… et à revenir invariablement vers lui.
Des années plus tard, en 2004, je fis la rencontre de Yoshihiro Tatsumi avec Mitsuhiro Asakawa, son éditeur de l’époque. Il avait fixé le rendez-vous dans un café ordinaire, au cœur du quartier de Jimbochô, qui était encore le lieu de rendez-vous des bibliophiles. Il travaillait à l’époque à son autobiographie, Une vie dans les marges (Cornélius). C’était un homme très impressionnant, beaucoup plus grand que la moyenne des Japonais, et son visage conservait une expression flegmatique qui le rendait intimidant. Mais il était d’une attention et d’une simplicité qui vous le faisaient aimer aussitôt. Je me souviens précisément de cette première discussion. Je l’interrogeais sur la rage flamboyante de ses histoires des années 1960 et 1970, appuyant maladroitement sur le contenu politique que j’y trouvais. Il resta évasif avant de se faire plus tranchant, probablement agacé par mon insistance qui s’apparentait à une certitude personnelle. «?Je ne suis pas concerné par la politique, ça ne m’intéresse pas. Mes histoires ne sont pas militantes. Si elles militent pour quelque chose, c’est pour le gekiga. Je m’intéresse aux hommes, à ceux qui sont le moins visibles, ainsi qu’à leurs sentiments les plus cachés.?» Il rejeta plusieurs fois le terme «?politique?» pour choisir celui de «?social?», qui lui convenait mieux.
J’eus par la suite l’occasion de le rencontrer à de nombreuses reprises avant sa disparition, en mars 2015. La conversation roulait le plus souvent sur le cinéma, son autre passion?; il me surprenait toujours par sa connaissance approfondie de l’âge d’or hollywoodien et des films de la Nouvelle Vague, dont il faisait une lecture pertinente et décalée. Mais je n’étais pas dupe du fait qu’il trouvait là le moyen de se tenir à l’écart des sujets que j’avais en réserve pour lui. Ce n’est pas qu’il ne souhaitait pas aborder les questions liées à son œuvre?; il choisissait simplement son moment. Et il valait mieux se montrer patient. Je me souviens du regard et du petit sourire qui accueillaient mon avidité. Ils voulaient dire?: «?Tu vas attendre un peu?». Il changeait de sujet ou répondait par une autre question qui lui permettait d’en revenir au cinéma. Ou au manga?; ce qui m’était finalement très utile puisque, non content d’en avoir été un acteur et un témoin privilégié, il avait de l’histoire de son art une connaissance encyclopédique. Il fut pour moi une grande source d’apprentissage, m’offrant certains livres difficiles à trouver ou m’orientant avec justesse vers les auteurs qu’il savait pouvoir me toucher.
On l’aura compris, Yoshihiro Tatsumi était un homme affable, attentif et généreux. Mais voilà?: ma curiosité (mon indiscrétion??) me portait à en savoir plus sur la violence et la colère qui l’avaient guidé dans sa première partie de carrière, faisant de lui un combattant du gekiga et un auteur à part dans le métier. Un jour, l’accueillant à Paris, je lui proposai de découvrir la ville. Mais ni la tour Eiffel ni Montmartre ne l’intéressaient. Il voulait que je l’emmène dans les quartiers les moins touristiques, «?dans les endroits où réside le peuple, dans les entrailles où vivent les gens ordinaires?». Descendant la rue du Faubourg Saint-Denis —?qui n’avait pas encore été désinfectée et dénaturée par la gentrification?— il semblait chez lui. Alors que je lui expliquais l’emprise haussmannienne sur ce secteur qui avait été un foyer d’insurrection avant les grands travaux de 1850, il me demanda si Balzac avait assisté à cette transformation. Le parallèle entre l’œuvre de Tatsumi et celle de Balzac me frappa soudain. Comme je lui en faisais part, il me lança son petit sourire?: «?La comédie humaine, voilà comment j’aurais aimé appeler chacun de mes livres. Mais c’est déjà pris, non???». Nous avons ensuite mangé des frites dans un bouiboui infâme. Depuis ce jour, je suis convaincu que, loin de la noirceur qui caractérise nombre de ses histoires, Yoshihiro Tatsumi, comme son cousin français, est bien celui qui interroge les tréfonds de l’âme humaine, sans indulgence et sans haine.
Jean-Louis Gauthey
1. Le terme gekiga est formé sur le mot geki, qui désigne le drame, l’intensité, et par extension, une forme de violence.
2. Les auteurs réunis dans l’atelier Gekiga Kôbô créé en 1959 étaient Fumiyasu Ishikawa, Masahiko Matsumoto, Kei Motomitsu, Takao Saitô, Shôichi Sakurai, Masaaki Satô et Susumu Yamamori. Par la suite, d’autres auteurs se rangèrent sous la bannière du gekiga, comme Hiroshi Hirata, Kazuo Koike ou Yoshiharu et Tadao Tsuge.
3. Cependant, les auteurs qui s’inscrivirent dans cette approche radicale, dont l’objectif commun était de faire passer le manga de l’enfance à l’âge adulte, trouvèrent à l’appliquer des manières très différentes, le réalisme social qui servait de ligne directrice aboutissant à des récits psychologiques autant qu’à des thrillers — ce qui ne fut pas sans créer certaines dissensions entre les membres du groupe d’origine.
4. Hiroshima, éditions Artefact, 1983. Les deux histoires qui composent ce volume, Hiroshima et Goodbye, ont été republiées dans L’enfer (Cornélius, 2008) et Good-bye (Vertige Graphic, 2005), tous deux épuisés. Elles seront reprises dans un futur volume de cette anthologie.