Un titre épatant. On dirait du Tintin (on est d’accord, tout est formidable dans Tintin, sauf Tintin). Ou du Mark Twain. Aventure, le mot résonne frénétique. Poursuites, pièges, énigmes, sueurs, frissons, coups de théâtre, des méchants, des gentils, tout cela, et bien d’autres choses. Loi du genre. La suite au prochain numéro. On voit de quoi il peut retourner. Reste l’autre élément du titre?: l’art. Son ombre portée est aussi inquiétante qu’un vol de chauves-souris. Qu’est-ce que l’art?? Vaste question en effet?! Compliquée?? Pas forcément. Ambrose Bierce disait du mot qu’il n’a pas de définition. Je n’en connais pas de meilleure. Celle-ci torpille instantanément toute tentative de préciser sa nature. Je veux dire de préciser ce qu’est l’art, vraiment. Mais cette non-définition éclaire en revanche très bien ce qui fonde les divagations les plus hétérogènes que le terme engendre.
Voilà l’aventure. L’aventure de l’art.
Ce sont les mots qui l’accompagnent. Personnels. Oui, chacun voit midi à sa porte. Un exemple?? Sur une grande toile, une frêle jeune femme nue d’une blondeur nordique coiffée à la Jeanne d’Arc, le teint couleur d’endive, une serpillière à la main qui frotte à quatre pattes un carrelage saumon fumé. Est-ce de l’art?? Ça se présente comme tel en tout cas. Sa vertu première, le regard du spectateur sitôt accroché?? Susciter une réaction. N’importe laquelle. Elle est généralement dénuée de froufrou théorique. Goût et dégoût simples?: J’aime, j’aime pas. Formulation commode. Deux camps donc. Et Kant aux abonnés absents. Mais il n’est pas rare que l’on pousse un peu plus loin le bouchon. Que l’on s’aventure justement, en ajoutant quelques commentaires plus étoffés. Du genre?: «?L’érotisme scandinave est décidément bien lugubre?!?»?; ou?: «?les lendemains ne chantent plus guère à l’heure des fins de mois difficiles pour les classes moyennes?». Notez qu’il n’est plus alors directement question du tableau. Mais après tout pourquoi pas?? Alchimie mystérieuse des interprétations. Un zigouigoui tarabiscoté et quelques éclaboussures verdâtres sur un fond orange vif ou un ventilateur posé sur un bloc de glace venu directement du Groënland seront plus conventionnellement qualifiés d’«?expression d’un japonisme exalté?» et de «?revisitation climato-sensible du readymade duchampien?». Divagations?? Tout est permis avec l’art?!
Du moins le croit-on.
Car la chose s’avère beaucoup plus compliquée lorsqu’il s’agit d’évoquer des œuvres d’un calibre particulier?: celles prestigieuses (certaines même aux proportions mythiques) qui paradent dans les musées, ou tapissent les murs des «?grands?» collectionneurs, adoubées par la critique et surtout le marché de l’art. Difficile dans ce cas d’échapper à la propagande culturelle, et de se purger des jugements de valeur obligés. Oui, difficile de déserter les chemins balisés. On doit reconnaître ce que l’on est supposé connaître, et admirer ce qui convient de l’être.
Vraiment?? Les aventures de l’art de Willem nous démontrent le contraire. Avec quelle liberté il s’aventure –?c’est bien le mot?– par le regard (son fameux «?œil?» qu’annonce sa chronique dessinée dans Libération), dans plus d’une centaine d’œuvres reconnues qui ont jalonné le XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Cela en se souciant comme d’une guigne du qu’en-pensera-t-on des aficionados patentés de l’art. Willem n’est pas du genre à prendre des pincettes. Divagations scabreuses d’une drôlerie incisive (les nazis qui se branlent en matant les photos de filles à poil ayant servi de modèles aux nus kitschisants peints par Picabia dans les années 1940, ou Edward Hopper viré sans ménagement pour ivresse poisseuse du bar qu’il a rendu célèbre avec son tableau Nighthawks, cependant qu’à l’intérieur le consommateur accoudé au zinc lâche à sa voisine?: «?tu veux voir ma bite???»), et biographies digest se présentant comme des fables démystifiantes (Fontana, Beuys, Abramovic)?: Willem est sans pitié. Il amplifie le malaise que peuvent susciter les œuvres (Niki de Saint-Phalle), le ridicule de leur trouvaille (Annie Sprinkle), ou le mensonge maquillé (Robert Capa). Celles-ci sont à sa merci. Il les fouille, pourrait-on dire, tels des organismes vivants. Mieux qu’une radiographie, ce sont leurs entrailles qu’il expose au grand jour sans déférence absurde (géniale lecture du Cri de Munch ou de Le Corbusier proprement fasciste). Quant à l’idée selon laquelle les artistes seraient les héros du siècle, Willem semble la faire sienne. Sans pour autant partager leur morale. Mais ne sont-ils pas les témoins majeurs du refoulé de leur temps, comme du reste de son spectacle tragique?? Sexualité, fantasmes les plus délirants, violence accompagnent les pages qu’il leur consacre.
Ce n’est pas seulement la vision sans complaisance du monde dont ces artistes sont le produit et souvent la conscience critique qui rendent singulière l’entreprise de Willem?: c’est son ironie à lui, noire, et l’acuité de son trait. Sa propension aux interprétations les plus extravagantes confère par ailleurs à ses dessins une inventivité graphique excédant celle traditionnelle du caricaturiste (John Heartfield poursuivi par la hyène de son photo-montage). On ne saurait dès lors rapprocher Les aventures de l’art des Salons caricaturaux de la seconde moitié du XIXe siècle qui brocardaient, certes très méchamment parfois, sous forme de dessins parodiques, des œuvres exposées au Salon officiel. L’art en effet a bien changé depuis le lointain Second Empire, et les artistes à succès ont de nos jours beaucoup moins l’air de sénateurs bedonnants. Ils ressemblent pour certains à de médiocres boutiquiers, tandis que d’autres plus vaniteux triomphent sur leur char d’or high-tech dans l’air vif de la réussite médiatique. Là n’est cependant pas l’essentiel pour Willem. C’est un érudit. Il connaît parfaitement l’histoire de l’art, ses mouvements phares, ses figures exemplaires (célèbres ou moins célèbres tels Pierre Molinier, Ray Johnson, Gil J.Wolman ou Marcel Marïen). J’en ai la preuve?: en 1988, il avait été un des rares dans Libération à réserver dans sa chronique «?Images?» un encart à mon livre L’acte pour l’art. Cette connaissance sans faille lui permet son irrespect. Un irrespect teinté ici ou là d’admiration. Il n’a en effet rien d’un combattant rétrograde guerroyant contre l’art de son temps. C’est que c’est précisément son temps qui intéresse Willem, artiste qui ne ressemble qu’à lui-même parmi ceux des Aventures de l’art.
Arnaud Labelle-Rojoux