À l’occasion de la parution des Fleurs rouges de Yoshiharu Tsuge, nous vous proposons ici la postface de l’ouvrage écrite par le traducteur de l’œuvre, Léopold Dahan.
C’est avec Veillée funèbre que Tsuge réapparaît dans les colonnes de Garo en mars 1967, après un an de silence suite à l’accueil peu chaleureux qu’avaient rencontré ses œuvres précédentes auprès des lecteurs de la revue. Inspirée par la truculence des recueils de vieux contes folkloriques chinois et japonais qu’il dévore à l’époque, cette courte histoire prend l’apparence d’une véritable renaissance. Cela fait plus d’un an qu’il a entrepris de travailler comme assistant pour un Shigeru Mizuki débordé de commandes depuis le succès de Kitaro le repoussant (éditions Cornélius). Cette année de formation procure à Tsuge une aisance technique qui lui permet d’envisager des récits à la hauteur de ses ambitions narratives. Le rejet des contraintes du divertissement qui le rongent depuis le début de sa carrière est de plus en plus viscéral et, son travail chez Mizuki lui apportant enfin une certaine stabilité financière, il est en mesure de renoncer aux commandes qu’il était tenu d’accepter auparavant.
Il accepte cependant une dernière collaboration commerciale en avril 1967 pour Bessatsu Shônen King, un magazine grand public. Plutôt que de se lancer dans la création d’un récit original, il choisit de redessiner Plein soleil, une histoire qu’il avait réalisée sept ans plus tôt pour un magazine de manga de prêt. Ici encore, le rendu des décors et des personnages est beaucoup plus précis et détaillé que dans les premières histoires qu’il avait données à Garo. Tsuge, réputé pour ne jamais avoir eu d’assistant, avoue ici avoir fait appel au jeune Ryôichi Ikegami (1) pour rendre ses planches dans les délais.
Ce renouveau graphique se poursuit avec La salamandre, l’étonnant récit publié le mois suivant dans Garo. Très librement inspiré d’une nouvelle éponyme du romancier Masuji Ibuse, ce bref récit confirme l’essai de Veillée funèbre dans le registre de la comédie noire. C’est ici que Tsuge commence à utiliser les monologues intérieurs pour caractériser le narrateur. Cette discrète arrivée du «je» dans ses bandes dessinées est un détail qui mérite d’être noté lorsque que l’on sait que beaucoup lui attribuent la paternité du manga autobiographique – il produit un effet semblable à l’irruption du narrateur direct dans David Copperfield de Charles Dickens, qui avait marqué à son époque une rupture dans l’art du roman. Tsuge continue ses expérimentations formelles, et rompt avec la convention de l’illustration sur la page de garde. Les auteurs étant payés dès la première page, n’y laisser que le titre était difficile à justifier chez un éditeur classique. Mais la liberté de la ligne éditoriale de Garo lui permet cette audace. Ce qui pourrait passer pour de la paresse est un choix réfléchi: l’auteur souhaite laisser au lecteur la plus grande marge d’interprétation possible, sans l’orienter par un dessin qui suggérerait ou résumerait le thème principal de l’œuvre. Tsuge sape prudemment les fondations de ce médium encore limité au divertissement pour enfant, et utilisera systématiquement cette discrète «invention» jusqu’à la fin de sa collaboration avec Garo.
L’œuvre suivante, La famille de monsieur Lee, est sûrement l’une des histoires les plus célèbres de Yoshiharu Tsuge. Elle a été maintes fois parodiée, et Kuniko Kurita (2) en dessinera même la suite dans Garo. C’est dans cette histoire qu’apparaît le personnage du narrateur, premier d’une longue série d’avatars de l’auteur. Cette œuvre et la suivante, Le chien du col, sont les premières manifestations de la fascination de Tsuge pour les vagabonds, mendiants et laissés-pour-compte qui le poursuivra tout au long de sa carrière. Depuis la lecture marquante de Généalogie des inutiles du critique littéraire Junzô Karaki, Tsuge se sent irrésistiblement attiré par ces hommes qui ont choisi de se couper du monde, trouvant là une source d’inspiration majeure.
Continuant de jongler avec les époques et les thèmes avec une aisance stupéfiante, Tsuge prend sa revanche sur les histoires à l’eau de rose qu’il était forcé de dessiner pour les librairies de prêt avec le crépusculaire Paysage de bord de mer. Ce récit, probablement le premier manga à mettre en scène une romance entre deux personnages adultes, démontre l’adresse particulière de Tsuge à tirer le maximum des possibilités narratives de son médium. L’auteur s’émancipe ici des techniques de narration visuelle propre au gekiga (3) – majoritairement cantonné au registre du polar urbain – pour mettre en scène une «simple» rencontre. Qui remarquera la pudique ellipse de la première et décisive prise de contact entre les deux personnages principaux? Qui pourra oublier l’impact de la double page finale? C’est par le dessin que le drame se met en place, et il serait difficile de trouver un exemple plus significatif de ce qu’est le gekiga dans son sens le plus littéral d’«images dramatiques». L’économie de dialogue, le rythme du découpage, l’art d’introduire les personnages deviennent la signature de cet auteur en pleine mutation.
Tsuge continue de déployer cet art de la subtilité dans Les fleurs rouges. Il y détourne à nouveau les méthodes du gekiga pour installer la tension et le suspense, mais leur substitue la torpeur d’une chaude journée d’été. L’auteur se souvient avoir eu en tête une nouvelle de l’écrivain maudit Osamu Dazai au moment de sa rédaction (La métamorphose d’un carquois en galuchat, 1933, qui raconte la transformation d’une jeune fille en poisson). Les fleurs rouges fait partie des nouvelles qui, de toute la carrière de Tsuge, ont fait couler le plus d’encre. Nous ne nous aventurerons pas sur le terrain du commentaire ici, tant la retenue et la délicatesse de cette œuvre appellent à la modestie.
Les fleurs rouges marque le début d’une série de récits à la structure identique, dans lesquels un avatar de l’auteur rencontre des campagnards hauts en couleur. Ce lieu est pour la première fois défini dans Incident au village de Nishibeta. C’est dans ce village que Tsuge apprend les rudiments de la pêche avec son collègue «S.», qui n’est autre que Sanpei Shirato (4). Si Mizuki a eu un rôle non négligeable dans la formation du jeune Tsuge, Shirato jouera lui aussi un rôle de mentor, non pas pour la technique, mais en l’invitant à le rejoindre passer quelques jours dans une auberge de la campagne de Chiba en 1965. Cette expérience sera décisive. C’est là qu’il trouve l’inspiration pour certaines de ses œuvres les plus emblématiques (dont Les fleurs rouges), et quelques pistes pour des histoires au ton plus léger, comme cet Incident. C’est Shirato qui se coinça le pied dans le «trou» de la rivière Izumi, qui fait désormais partie des lieux de pèlerinages des fans, tout comme L’auberge de Chôhachi à Aizu – qui existe encore, en partie grâce à la publicité que cette histoire lui a apportée.
Les gorges de Futamata et Le pavillon ondol présentent des lieux encore plus isolés, dans lesquels Tsuge se rend en 1967, juste à la période où le tourisme national commence à se développer. Ce type de stations thermales a pratiquement disparu aujourd’hui, transformant ces récits de voyage en précieux témoignage sur les régions oubliées de la croissance économique.
La cabane de neige de monsieur Ben, bien que contrebalancée par le drame familial du vieux Ben, présente aussi ses personnages avec légèreté et bienveillance. Si une bulle dissimule le haut de la commode lorsqu’on voit pour la première fois l’horloge, la case finale révèle les jouets d’enfants qui y sont posés. Tsuge est un auteur exigeant qui récompense les lecteurs attentifs, et il prouve une nouvelle fois ici toute la subtilité de son art de l’évocation. Les œuvres de ce volume présentent les fruits de la métamorphose d’un auteur libéré des chaînes du divertissement. Après plus de dix ans de galère à dessiner pour les librairies de prêt, Garo permet enfin à Tsuge de révéler tout son potentiel. Il est le premier à s’éloigner des publications jeunesse auxquelles le médium était encore habitué en osant rompre avec la structure narrative classique, en particulier grâce à ses fins abruptes qui ne résolvent rien. Bien que d’une incroyable variété de tons et de cadres, le tout que forment ces histoires est d’une redoutable cohérence. De M. Lee à M. Ben, en passant par Gorô et Pépé, Tsuge commence ici son catalogue «d’évaporés», d’exilés volontaires ou forcés, de personnages qui ont reconstruit leur vie loin des affaires du monde; il dévoile en filigrane un arrière-plan dramatique qui sera désormais présent dans toutes ses œuvres. En dépeignant ces personnages au ban de la société, Tsuge creuse le sillon du gekiga plus loin que quiconque avant lui, le faisant sortir des villes et débarrassant le genre de sa noirceur étudiée pour décrire un autre type d’oubliés, dont les destins résonnent d’autant plus fort qu’ils sont dépouillés de spectaculaire.
Les effets qu’il tire de la pagination, des grandes cases, des détails et des paysages sont caractéristiques d’un style unique où le dessin n’est plus au service du texte, mais vient au contraire le nuancer pour révéler une nouvelle profondeur de champ narrative. Ce type de bandes dessinées, enfin capable de s’adresser à un public adulte, le fait gagner en popularité, à tel point que Garo décide de lui consacrer son premier hors-série en juin 1968. L’inédit qui y sera publié, La vis, marquera au fer rouge l’Histoire du manga, allant même jusqu’à être comparé à La nouvelle île au trésor d’Osamu Tezuka en terme d’influence. Mais ça, c’est une autre histoire…
Léopold Dahan
SOURCES :
Tsuge Yoshiharu Mangajustu, 1993, Wise Shuppan. Garo, 1964-1971, Seirindô.
(1) Ryôichi Ikegami (1944-) fait ses débuts chez Garo juste un peu après Tsuge, avant de se faire lui-aussi recruter par le studio de production de Mizuki, Mizuki Pro. Il connaîtra le succès commercial avec des œuvres telles que Crying Freeman, Heat ou Sanctuary.
(2) Kuniko Kurita (1947-1985) Autrice autodidacte, elle fait partie des premières collaboratrices à rejoindre Garo et y publiera régulièrement jusqu’au début des années 1970. Ses œuvres, intimes et touchantes, sont encore inédites en français.
(3) Le gekiga est un mouvement fondé en 1957 par Yoshihiro Tatsumi et développé à partir de 1959 au sein de « L’atelier du gekiga » par Tatsumi, Takao Saitô, Shôichi Sakurai, Fumiyasu Ishikawa, Masahiko Matsumoto, Kei Motomitsu, Susumu Yamamori et Masaaki Satô. Ce mouvement se crée en opposition au manga de l’époque, entièrement tourné vers les histoires enfantines, pour proposer des récits à la sensibilité plus sociale et plus adulte.
(4) Sanpei Shirato (1932-). Auteur du Carnets secrets des Ninjas, un véritable bestseller de librairies de prêt, il co-fonde Garo en 1964 avec Katsuichi Nagai pour y publier son faramineux Kamuiden (Kana), épopée médiévale d’une ampleur sans équivalent. Osamu Tezuka y répondra avec Phénix, l’oiseau de feu (Tonkam), publié dans le magazine COM, sa riposte personnelle à Garo.
J’attendais de lire ces nouvelles en français depuis bien longtemps et je ne suis pas déçu. Merci Cornélius!