L’année 2015 aura été éprouvante pour chacun. L’insouciance est devenue rare; il semble maintenant que ce soit l’optimisme que l’on nous refuse. Puiser en soi la promesse d’un espoir, se détourner de l’accablement qui guette… J’en étais à cet exercice lorsque la nouvelle m’a atteint ce lundi 30 novembre au matin: Shigeru Mizuki était parti pendant la nuit.
Dans la tristesse qui accompagna ce réveil, je me suis laissé porter vers la mélancolie; un monde familier s’efface, des visages nous quittent, une génération d’auteurs disparaît petit à petit, entraînant autant de blessures inconsolables. L’accablement, pas loin.
Mes pensées se concentrèrent sur Mizuki. Sur la découverte de son œuvre lors d’un voyage au Japon, l’incrédulité face à la puissance d’un style mariant l’inconciliable — caricature et hyperréalisme, autobiographie et fantastique, humour macabre et exaltation de la vie. Je pensai encore à notre première rencontre et à la sympathie immédiate qui irradia de lui. Il amusait tout le monde, multipliant les blagues dans ces bureaux qui évoquaient plus un lieu familial qu’un espace de travail impersonnel. Longtemps nous avons discuté des yokaï et des esprits autour d’un bestiaire médiéval que je lui avais apporté. Il avait cette fraîcheur qui permet de tout imaginer. Au bénéfice du doute, laisser la place à l’invisible; accepter que l’irrationnel d’aujourd’hui n’est peut-être qu’un moment de l’histoire humaine; que d’autres mondes existent dans le clair-obscur des ruelles délaissées et dans la mousse humide des forêts. Tout en lui était une invitation à la curiosité et à l’imaginaire.
Pédalant pour me rendre au bureau en passant par les jardins, j’en revins à cette évidence qu’il y a dans la fascination de Mizuki pour la mort une réelle célébration de la vie, de la nature, de l’existence même, au sens atomique du terme. L’émotion qui m’avait saisi à la lecture de Mon copain le Kappa, tenait pour beaucoup dans cet art qu’il avait de mêler la faucheuse aux affaires les plus ordinaires du quotidien, une menace que les héros de cette chronique tiennent à distance par la dérision, la négociation et la simple volonté de vivre.
Des nombreux chapitres pénibles et extraordinaires qui ont jalonnés son existence, Mizuki semble avoir tiré une sagesse qui ne conteste rien de la gravité de nos destins tout en plaidant pour une légèreté de l’instant. Une philosophie simple et puissante, facile à énoncer mais si difficile à mettre en pratique. Elle est présente dans chacun de ses livres, sans ostentation, fil discret qui relie ses histoires les unes aux autres dans un ensemble impressionnant de cohérence.
Mizuki fut parmi les premiers au Japon à puiser ouvertement dans ses mémoires pour produire une bande dessinée faite de récit et de transmission (je renonce à utiliser le mot « témoignage » pour ne pas mêler Mizuki à la bande dessinée de reportage ou de confidence qui s’est développée ces dernières années en France). Il le fit d’abord avec des prête-noms, comme dans Opération Mort ou dans NonNonBâ, synthétisant avec génie deux moments-clefs de son existence, la tragédie de la guerre et la félicité de son enfance. Puis il revendiqua pleinement cet aspect autobiographique de son inspiration avec Vie de Mizuki, qui a réjoui et retourné tous ceux qui l’ont lu.
« La vie est au cœur de tout, et la mort n’est qu’une autre étape de la vie. Il faut tirer le meilleur du temps qui nous est donné ». Cette pensée irrigue comme une source une œuvre dont l’abondance ne compromet jamais la qualité. Il a su le faire, me suis-je dit, le revoyant souriant et comblé, en compagnie de sa femme, lors de son quatre-vingt-huitième anniversaire — deux fois le signe de l’infini.
Pensant à tout cela, je me suis senti mieux. Et lorsque je me suis installé à mon bureau ce matin-là, j’ai ressenti de l’admiration pour cet homme. Et plus encore, de la gratitude. Tout simplement.
Bravo, ce billet est la énieme « nécro » que je lit sur ce monstre qui me fascine depuis bientôt 20 ans, et c’est la plus sensible et émouvante de toutes. L’occasion pour moi de te remercier de nous avoir permis de le découvrir avec les éditions a la hauteur de son talent que vous avez produits, très sincèrement. En lieu de condoléances, je préfère adresser mes félicitations pour avoir compris et accompagné cet enfant quasi centenaire dans nos librairies, et j’espère que sa disparition vas permettre de remettre ses ouvrages sur le devant des étals bien plus mérités que les blockbusters de noël. Qu’il devienne un esprit fort et farceur pour empêcher les enfants de répeter les sottises du passé !