Et voilà Nicole qui remet le couvert! Décidément, elle ne peut pas s’empêcher d’aller papoter avec ses auteurs préférés… Après Benoît Preteseille, la voilà qui met le grappin sur Ludovic Debeurme pour l’assaillir de questions sur sa dernière bande dessinée Un Père vertueux. Heureusement, Ludovic est un type sympa, il lui a répondu avec franchise, pour révéler en toute sincérité ses influences, sa méthode de travail et ses secrets de fabrication. Avec ses jolies couettes blondes et son look de skieuse, Nicole s’arrange toujours pour s’incruster au bon moment et dégoter des informations exclusives pour ses charmants lecteurs. Plus que trois petits mois pour découvrir l’étendue de ses talents dans Nicole (et Franky) 4!
À l’arrière-plan, masques de Jean-Louis Capron
représentant Ludovic à l’âge de 10, 20 et 30 ans.
Comment résumerais-tu l’intrigue d’Un Père vertueux ?
Trois fils et leur père pénètrent dans leur nouvelle maison. Ils ont fuit leur pays où ils ont dû laisser leur mère. Après avoir passé un temps dans un campement avec d’autres clandestins, ils peuvent enfin se reposer dans un vrai lit. Mais ce toit coûte très cher à leur père. Il doit en échange, revendre le mystérieux contenu d’une valise que leur a laissé des hommes en noir. Pendant ce temps les trois frères découvrent l’école, et des difficultés d’intégrations apparaissent vite. Horn qui cache sous sa capuche une étrange pilosité est exclu de l’école. Twombly tente de séduire une fille avec ses sculptures torturées. Bird s’éprend d’une inconnue qu’il observe caché depuis une lucarne. Le père les mutilera tour à tour pour empêcher le vice de les gagner. Moyen radical qu’il regrettera, lui-même retrouvé presque mort par ses fils alors qu’il vendait sa came au delà des territoires qui lui étaient autorisés. Il trouve alors la rédemption dans la foi. Une foi extrême dont il devient l’ordonnateur à travers un nouveau culte. Le père pervers devient le père vertueux. Mais ce sont de nouvelles souffrances qui attendent ses enfants à travers cette conversion. L’identité de chacun, le destin de la mère disparue, cachent la question centrale du livre : cette souffrance et cette folie que leur père leur inflige, est-elle une malédiction ou une forme de salut ?
Comment ce projet est-il né ? Et comment le livre s’est-il construit ?
J’avais commencé à explorer lors d’une longue période de recherches picturales, les personnages qui allaient constituer Trois fils et Un Père vertueux. Des formes récurrentes, tels les membres étirés comme des lances de bois, ou encore ce personnage à capuche rouge qui deviendrait Horn, étaient apparues au fil des dessins libres et des grandes peintures à travers des gestes plastiques, mouvements de la main et de la matière picturale.J’ai eu le désir après avoir exposé un temps ces travaux de leur donner une nouvelle dimension en tentant de retrouver leur histoire. Remettre de la narration autour de ces figures, jusqu’ici objets formels et picturaux. Trouver la filiation qui reliait les personnages les plus emblématiques de ces dessins. C’est ainsi que l’histoire de Bird aux yeux noirs, Twombly et ses bras de bois, Horn à la capuche et à la figure couverte de poils, et bien-sûr de leur père, le barbu pervers et violent, s’est créée. De cette genèse reste les noms : Horn en hommage à Rebecca Horn, Twombly pour Cy Twombly, et Bird, pour Charlie Parker. Afin de les relier à ce qui constitue leurs origines : une autre pratique que la bande dessinée elle-même. Le père quant à lui, le « père vertueux », tient son nom d’un jeu de mot trouvé inconsciemment et qui dit son état permanent de dualité paradoxale. J’avais devant moi ces personnages hybrides, dont le corps présentait une altération. Comme un symptôme dont on cherche à retracer les origines, j’inventais l’histoire qui donnerait le sens et la raison à ces monstruosités. De ce « pourquoi » et ce « comment » historique, le scénario devait me conduire au « qu’en faire » ; le futur du symptôme redevenu verbe narratif. Comme si le geste pictural initial était comparable au symptôme muet et sourd que le corps produit parfois, et sa transformation par le biais de l’histoire et des mots, en faisait un nouveau champ d’investigation.
De quelle manière Un Père vertueux s’imbrique-t-il avec Trois fils ?
Un Père vertueux est le centre de la « cosmogonie » dépliée petit à petit dans les livres, les dessins, les peintures, les installations, les films d’animations, l’écriture, la musique. Il est une sorte d’axe autour duquel les autres objets prennent un sens nouveau. C’est celui dont on peut le moins se passer si on désire avoir une compréhension globale de cet ensemble. Il s’auto-suffit en quelque sorte. À l’image du moteur d’un véhicule et de son châssis. En revanche, les autres productions l’habillent et lui donnent une profondeur accrue. Lui, en tant qu’axe central, permet à l’ensemble de tourner et gagner en dynamique. Trois fils, dans ses premières pages, annonce comme un présage la fin d’Un Père vertueux sans toutefois en dévoiler le dénouement. Mais aussi, trace dans les pages qui suivent, les prémisses de l’arrivée du père et de ses fils dans leur nouveau pays. Il est à la fois fin et début. L’ambiguïté narrative et temporelle renseigne sur la volonté de faire en sorte que tous les éléments de cette « saga » sont imbriqués. À la fois auto-suffisants et interdépendants. Un Père vertueux clôt un cycle annoncé il y a quelques années. À travers des médiums aussi différents que l’écriture, la peinture ou la bande dessinée, je ferme une boucle dont l’origine et l’issue sont le deuil que j’ai eu à faire de ma propre mère. Personnage omniprésent et pourtant absent tout au long des chapitres.
Étrangement, ton livre fait écho à l’actualité. Comment vois-tu cette résonance ?
Lorsque j’ai écrit l’histoire de Trois Fils, il y a plusieurs années, la question des camps de réfugiés, des migrants, n’était pas à la Une comme aujourd’hui. Mais cette idée de l’errance et de l’apatride, m’interpelle à plusieurs égards. C’est une puissante mise en abyme de la cellule familiale. Les fils et leur père se déplacent en famille. Une famille désormais brisée puisque la mère est absente, présumée restée au pays. Ils déplacent ainsi avec cette famille un morceau de leur pays. Une cellule familiale comme symbole d’un pays ; une micro société. La mère y est présentée de fait comme le symbole de la mère patrie perdue, laissée derrière soi. Tout le dérèglement qui résulte de ce manque renseigne sur ce que peut-être le drame profond de devoir fuir son lieu de naissance. La petite histoire familiale et son petit théâtre œdipien comme disaient Deleuze et Guattari pour malmener Freud, me passionne d’autant plus qu’il rejoint ainsi la grande histoire politique. Les deux sont intimement liés. L’exode est aussi une métaphore du deuil et du déplacement littéraire qui fait qu’une histoire trouve sa dépression narrative dans le creux dramatique qui ne se dépasse qu’à travers un déplacement physique et mental. Dans une histoire comme dans la vie, il faut perdre quelque chose pour avancer. On ne se transforme pas en gardant ses vieilles peaux sur soi. Ici, le mouvement vient de la contrainte. Elle s’apparente à une malédiction. La fuite du pays (il n’est jamais précisé s’ils fuient un contexte de guerre, de pauvreté…) peut-elle se muer en renouveau, ou bien reste-elle ce trou béant dans l’histoire familiale. Quant au thème de la religion – on pourrait dire de la secte – il n’était pas non plus à l’époque où j’ai écrit les grandes lignes du scénario, aussi brûlant dans l’actualité. Le père, contraint de renoncer à ses activités criminelles, rencontre Dieu. Mais il ne se satisfait pas d’une religion modérée. Sa personnalité extrême et perverse cherche ailleurs et il invente lui-même sa propre lecture des textes. Ce qui aurait pu être un cadre à sa folie devient au contraire un nouveau vecteur de pression sur son entourage. Il me semblait intéressant de montrer comment tout ce que touche ce père tragique se déforme et suit les contours de sa folie. Comment la violence absurde – mais si singulière qu’elle en devient universelle – qui l’anime trouve un écho auprès de ses adeptes. Je ne voulais pas que l’on puisse raccrocher le culte dont ce père se fait le porte-parole, à une religion spécifique. L’iconographie reste large et floue. Il y a deux temps dans ce livre. Celui de la criminalité ; le trait pervers de la personnalité de ce père. Et celui de la foi ; et donc de l’aspect vertueux. L’un et l’autre sont les deux faces d’une même pièce.
Dans Un Père vertueux, tes dessins sont réalisés aux crayons de couleurs alors que dans Trois fils, tu utilisais la gouache. Pourquoi ce changement de technique ?
La recherche plastique dans Trois fils prenait légèrement le pas sur le côté narratif. Ici, dans Un Père vertueux, c’est l’histoire qui est au centre. J’avais besoin d’un retour à une ligne simple. Immédiate. Qui me permette de dessiner les contours de cette histoire. Dans Trois fils je dessine, ou plutôt peins, par l’intérieur. Par masses colorées. La gouache me permet de simplifier, schématiser les formes. Elle me fait sortir ipso facto d’un certain attrait que je peux avoir naturellement pour le détail. Dans Un Père vertueux c’est presque le contraire ; je peins/dessine par le contour. J’ai utilisé cette technique simple ; une sorte de postulat : le contour coloré (au crayon de couleur) induit la couleur qu’il cerne. Pourtant la masse centrale reste celle du papier : blanche. Mais le code agit bel et bien, et l’œil voit bientôt ce qui n’est pas peint mais seulement induit. J’avais beaucoup à raconter dans Un Père vertueux. La gouache aurait été trop « lourde ». Elle dit déjà beaucoup formellement. Il me fallait quelque chose de plus léger et symbolique. Quelque chose qui laisse respirer l’histoire. Pour l’un et l’autre des deux livres, j’ai utilisé des outils simples, reliés au monde de l’enfance : la gouache et le crayon de couleur. J’ai pendant longtemps peint à l’huile. C’est une technique de connaisseurs qui nécessite un savoir de chimiste. J’aime l’idée que pour ces deux livres, le médium utilisé ne mette pas le lecteur à distance d’une technè élitiste. Ce qui est sur la page est sans fard et le lecteur peut en décoder le processus.
Peux-tu nous en dire un peu plus sur ton processus créatif? As-tu une façon de fonctionner que tu appliques à chaque projet ?
Le processus évolue à chaque livre. Plus le temps passe et plus j’aime laisser maturer mes histoires. J’invente une trame qui pendant des mois, des années, subit une gestation invisible. Quand je la dessine et l’écrit enfin, j’ai l’impression qu’elle fait partie de ma vie comme si elle en était un souvenir. Pour mes premiers livres comme Céfalus, j’ai eu recours à une improvisation presque totale. Une sorte de croisement entre le jazz, l’association libre en psychanalyse, et la liberté puisée chez un auteur comme Jean-Claude Forest. Par la suite, j’ai de plus en plus laissé émerger les grandes lignes, la trame. Mais toujours, ce qui demeure, c’est la possibilité de renverser jusqu’à la dernière minute chaque élément afin qu’il colle au plus près à ma vie, à ses chamboulements. Je laisse les digressions me détourner du chemin narratif parce que c’est souvent par elles que passe ce qui fait le sens d’une histoire. Il m’arrive parfois même de faire un découpage (croquis rapides des cases et séquences) quand je veux resserrer un passage. Ce qui représentait pour moi jusqu’ici la chose la plus rébarbative et la moins créative qui soit. Au final, je n’ai pas de règles. Si ce n’est de trouver celles qui siéent le mieux à chaque projet. À l’instar de la technique plastique utilisée.
Puises-tu toujours ton inspiration du côté de la psychanalyse ? Ou as-tu pris au contraire tes distances avec ton histoire personnelle ?
La psychanalyse a influencé mon travail de deux façons. D’une part, elle m’a permis, en tant qu’analysant, d’avoir accès à des zones ombragées de mon histoire et de fabriquer plus librement à partir d’elles des passerelles narratives. Et d’autre part, la fascination que j’ai eu pour le système psychanalytique en tant que tel, m’a souvent directement inspiré et guidé. Comme une façon de repenser et concevoir l’image et le symbole. Même si aujourd’hui je ne crois plus avoir besoin de cette grille de lecture. Finalement la part personnelle, autobiographique que je mets dans mes histoires ne vient pas tant de là. Ce qui se dit sur le divan n’est plus à dire sur la page. La cure psychanalytique libère de nouveaux questionnements, plus actuels, davantage qu’elle ne les résout. Les histoires empruntent le même chemin. C’est comme cela que je vois une bonne histoire ; elle ne donne pas de réponses closes sur elles-mêmes, elle pose des questions nouvelles et déplacent le lecteur en lui proposant ses propres digressions. Je continue de mélanger sans me préoccuper de la quantité des ingrédients, des éléments très autobiographiques, d’autres beaucoup plus inconscients et échappant à ma propre compréhension, d’autres provenant d’histoires que j’ai entendues, celles de proches, celles d’inconnus. Des choses aussi personnelles que ma place de père ou d’enfant se mêlent à des questionnements plus larges et d’ordre sociétal. Le terreau doit être mon imaginaire. Je dois sentir que le terrain que je suis en train de cultiver m’appartient, même si ce que j’y plante provient d’horizons multiples.
Tes oeuvres s’étendent sur d’autres supports: sculpture, animation, musique, roman…
Comment envisages-tu ces croisements avec la bande dessinée ?
Que ce soit avec une exposition comme celle que j’ai produite au Lieu Unique à Nantes, qui comportait sculptures, installations, vidéo, musique… Ou les livres Trois fils et Un Père vertueux, édités aux éditions Cornélius, les gravures en eaux fortes et la nouvelle écrite imprimée chez RLD, le film d’animation pour mon groupe Fatherkid, ou encore les concerts de dessins avec la compagnie Hey, j’ai multiplié ces dernières années les émanations autour de ces personnages que sont les trois fils et leur père. Elles décrivent par cercles qui se croisent et se recoupent un ensemble plus large que chacune de ses parties. J’ai pu suivre au jour le jour une forme d’obsession au gré de pratiques artistiques finalement complémentaires. Il m’est apparu essentiel de pouvoir mettre au jour les questionnements de ces trois fils et de leur père, à la fois par des chemins narratifs mais aussi hors d’eux. Comme si ce qui pouvait ressortir de ces deux voies presque opposées affirmaient davantage la réalité de ces questions.
Merci Ludovic, à la prochaine!