Avec ce nouveau titre, ma collection (Pierre) remonte dans le temps des oeuvres de l’incroyable Chester Brown. Après avoir édité 23 prostituées, puis Le Playboy, je me suis penché sur la toute première oeuvre de l’auteur canadien. À l’été 1982, se mettant lui-même au défi de produire plus de pages, Chester Brown improvise des histoires. Sa compagne l’encourage à publier ces planches sous forme de fanzine. Le premier numéro de Yummy Fur paraît en juillet 1983. C’est dans ces pages que naît Ed, personnage lunaire et naïf, entre Harry Langdon et Little Orphan Annie. Ce clown malchanceux subit les pires indignités. Il est enfoui sous une montagne de merde, voit son gland remplacé par la tête d’un Ronald Reagan improbable…
Ses aventures mêlent macabre et scatologie, horreur et science-fiction, sexe et religion, fiction et autobiographie. Brown fait feu de tout bois, adopte l’imagerie catholique, tout en ridiculisant l’homophobie et mettant en scène vampires et savants fous. Sans surprise, son refus de l’autocensure lui vaut d’être accusé de perpétuer des stéréotypes racistes ou sexistes. Le livre est en réalité un véritable OVNI, burlesque, jouissif et profondément dérangeant. En 1989, Chester retravaille ce serial déjanté pour le transformer en «?roman graphique?». Puis il le modifie à nouveau en 2005 et en 2012 pour aboutir à cette version définitive qui, grâce à ses notes inédites, donne un extraordinaire aperçu du processus créatif de l’auteur. Ed ne sera pas le Tintin de Chester Brown, qui l’abandonne à son sort et met en avant Josie et Chet, les amants tragiques, dont la fin révèle soudain un univers plus proche des Louvin Brothers que de Charles Schulz.
Chester Brown naît à Montréal en 1960. Dévorant les histoires de superhéros, il publie à 12 ans son premier comic-strip dans un journal local. À 19 ans, il part à Toronto. Après de vaines démarches auprès de DC Comics et Marvel, la bande dessinée alternative lui ouvre un espace de création libre. Il se lie d’amitié avec les dessinateurs Seth et Joe Matt. Travaillant dans un labo photo le jour, il dessine la nuit. Dès 1986, publié par Vortex, puis Drawn & Quarterly, il peut se consacrer à plein temps à sa carrière artistique. Son œuvre refuse le mélodrame et se base sur deux piliers : la culpabilité et le refus de l’autorité. Brown y expose sa fascination pour la pornographie (The Playboy), son adolescence difficile (I never liked you) et le destin tragique de sa mère (My mom was a schizophrenic). Graphiquement, il tend vers toujours plus de sobriété, narrative et stylistique. De 1989 à 2003, il va se consacrer à la biographie de Louis Riel (La Pastèque), figure de la lutte des métis contre le gouvernement canadien, avant de revenir sur le terrain de l’autobiographie, avec le controversé Vingt-trois prostituées (Cornélius).
Décrit avec humour par son camarade Seth comme un « robot » affligé d’un spectre émotionnel plus court que la moyenne, Chester Brown a su transformer sa timidité et ses carences affectives en une force qui fait de lui l’un des auteurs les plus honnêtes et les plus puissants de la bande dessinée actuelle.
Ed the happy clown est le cinquante-quatrième titre de la collection Pierre. Il mesure 17 x 24 cm pour 256 pages et coûte 25,50€.