C’est merveilleux, le monde moderne. On communique sans contraintes, la liberté d’expression est totale, la culture est enfin accessible à tous. Pourquoi, alors, cette impression en écrivant ces lignes de proférer une grosse ânerie ? Pourquoi cette sensation que la technologie, aussi évoluée soit-elle, ne pourra jamais changer les traditions humaines les plus détestables ?
Peut-être parce que je viens de lire ce communiqué, qui montre que tout est toujours à recommencer…
Sept auteurs dénoncent un acte de censure caractérisé
Les auteurs soussignés ont publié en 2012 un ouvrage consacré à L’Art de la bande dessinée aux éditions Citadelles et Mazenod, éditeur d’art internationalement réputé pour la qualité scientifique et esthétique de ses publications.
La parution de ce livre a été unanimement saluée comme une confirmation éclatante de l’installation de la bande dessinée au rang de « neuvième art ». Hélas, un incident vient nous rappeler combien cette légitimation est fragile, et que la censure peut continuer à s’exercer dans le pays de Goscinny, de Moebius et du Festival d’Angoulême.
En date du 11 février de cette année, madame Marie-France Nys, inspectrice pédagogique de l’académie de Limoges, a adressé aux professeurs documentalistes de son ressort une circulaire ainsi rédigée :
« Chers collègues, je vous demande d’être particulièrement vigilants sur le contenu des ouvrages présents au CDI. Par exemple, l’Art de la bande dessinée de Pascal Ory, Laurent Martin et Jean-Pierre Mercier n’est pas destiné à figurer dans un CDI. En particulier, je vous conseille de feuilleter avec la plus grande attention toutes BD et mangas destinés au CDI. (…) »
Nous avons adressé il y a dix jours un courrier à madame Nys et à son supérieur hiérarchique, M. Laurent Le Mercier, demandant des éclaircissements sur cette circulaire, dont la teneur nous surprend et nous inquiète. Nous n’avons à ce jour reçu aucune réponse. Nous avons donc décidé de donner maintenant la plus large publicité à cette affaire.
Nous pouvons formuler l’hypothèse que cette personne s’est émue de trouver parmi plusieurs centaines de documents iconographiques, tous choisis en raison de leur qualité historique ou esthétique, quelques images représentant la sexualité ou la violence sous un jour esthétisé, fort sages, au demeurant, si on les compare à celles que des lecteurs d’âge scolaire peuvent voir sur quantité de lieux aisément accessibles – et non soumis à censure. Nous ferons remarquer à madame l’inspectrice qu’elle donne ainsi, bien involontairement sans doute, une audience et une importance décuplées aux images en question.
Mais, au delà de ce réflexe puritain d’un autre âge, comme la seconde partie de la citation ci-dessus le dit clairement, il s’agit, à travers nous, de s’attaquer à la bande dessinée dans son ensemble, ramenée à son statut ancien de « mauvais genre ».
La bande dessinée progresse mais la morale régresse.
Nous demandons solennellement au Ministère de l’Éducation Nationale s’il soutient cette fonctionnaire zélée dans une croisade qui nous ramène à l’âge des « pères-la-pudeur » de la Loi de 1949 – jamais abolie – et met en cause la probité intellectuelle des auteurs, qui signent :
Thierry Groensteen, écrivain, scénariste et critique
Xavier Lapray, professeur agrégé et docteur en histoire, directeur d’une collection de manuels d’histoire au lycée
Laurent Martin, professeur d’histoire à l’université Paris 3,
Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image
Pascal Ory, professeur d’histoire à l’université Paris 1
Benoit Peeters, écrivain, scénariste et critique
Sylvain Venayre, professeur d’histoire à l’université de Grenoble